Borislav Pekic

La Toison d’or - Premier registre

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La Toison d’or. Premier registre
Par Milivoj Srebro
Publié dans Europe n° 880-881, août-septembre 2002, pp. 306-307.

Borislav Pekic (1930-1992), l’une des figures de proue des Lettres serbes, n’est pas complètement inconnu en France. Trois de ces livres ont été déjà publiés en français jusqu’à présent : L’ascension et la chute d’Icare Gubelkian, Le Plaidoyer du gardien de plage et Le Temps du miracle. Cependant, il a fallu attendre longtemps, plus de quinze ans, avant qu’un éditeur francophone ne relève le défi et se lance dans la publication de son œuvre majeure, le volumineux roman La Toison d’or composé de sept volumes ou, pour reprendre le terme de l’auteur, « sept registres ». Ce défi relevé finalement par un petit mais courageux éditeur, Agone, permettra au public français, espérons-le, de découvrir enfin, dans toute sa force créatrice, un authentique écrivain des Balkans.

Disons-le d’emblée : avec La Toison d’or, époustouflante saga argonautique de plusieurs milliers de pages, Pekic a réalisé une œuvre unique dans les littératures des pays balkaniques ; œuvre qui se distingue non seulement par son ampleur mais aussi par une audace inouïe de la part de son auteur. En narrant l’histoire d’une quête, marchande et dérisoire, de la toison d’or, Pekic s’est lancé dans une autre quête tout aussi extraordinaire : la quête d’un roman-fantasmagorie, sorte d’épopée moderne aussi bien parodique que fantasmagorique, capable d’offrir une vision globale du destin de l’homo balkanicus confronté sans cesse aux aléas de l’histoire tourmentée de cette région.

Cette étonnante épopée fantasmagorique, où l’écrivain a donné libre cours à sa puissante imagination et à son impressionnante érudition, offre plusieurs niveaux de lecture. La Toison d’or pourrait être lue d’abord comme une chronique romancée du clan des Njegovan, une famille serbe d’origine aroumaine. En effet, l’histoire de cette famille - ses pérégrinations perpétuelles à travers les siècles et sa lutte pour la survie qui se transforme en une course effrénée de l’accumulation des capitaux, ou pour reprendre la métaphore de l’écrivain, en une quête de la toison d’or qui n’est, aux yeux de la famille, qu’un simple synonyme du Dieu-Argent - constitue la trame principale de ce roman.

Mais, bien sûr, La Toison d’or ne reste pas enfermée dans le cadre étroit d’une chronique familiale. Cette œuvre a aussi pour ambition d’offrir à ses lecteurs « une vision subjective de l’histoire de la bourgeoisie de Belgrade et de Serbie » et, plus largement encore, une reconstruction romanesque de l’histoire parallèle et souterraine des Balkans, histoire tantôt tragique tantôt comique mais toujours émouvante. En relatant la saga multiséculaire des Njegovan, Pekic évoque largement les événements principaux qui ont façonné, du XIIIe siècle à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, le destin de l’homme balkanique : les conquêtes turques, la chute de Constantinople, l’incendie de Moskopolje, les insurrections serbes, la formation de la Yougoslavie, etc.

Enfin, ce roman pourrait être également lu comme la paraphrase parodique d’un projet utopique de la quête de l’immortalité vue comme une perpétuelle continuation de l’arbre généalogique familial. Ce projet utopique est conjugué avec un autre, celui de la recherche de la prospérité, évoqué à travers la métaphore de la toison d’or et du mythe antique des Argonautes. Lue dans cette optique, la saga des Njegovan se présente symboliquement comme une farce humaine, comme une histoire parodique de l’humanité qui, faute de pouvoir atteindre l’immortalité, se contente de chercher le bonheur et le sens de la vie dans l’accumulation égoïste des biens matériels du monde terrestre.

Le premier volume de La Toison d’or qui vient de paraître montre déjà ces différentes facettes de l’épopée des Njegovan ainsi que l’originalité de la démarche de Pekic, qui a su trouver, tout en exploitant les expériences novatrices du roman moderne, une forme narrative authentique pour sa « fantasmagorie ». Pour parler concrètement, le roman s’ouvre sur une scène lourde de symbolique, qui servira par la suite comme cadre général de l’histoire. Il s’agit du réveillon du Noël orthodoxe à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, le 6 janvier 1941, auquel participent tous les membres du nombreux clan des Njegovan. Ce point de départ permettra à l’écrivain non seulement d’évoquer l’imminence d’une catastrophe menaçant la famille et avec elle le monde entier, mais aussi d’exploiter habilement l’ambiance mystique d’une fête religieuse et familiale.

D’ailleurs, c’est justement grâce à cette ambiance, mêlée aux mauvais présages d’une apocalypse inévitable, que l’écrivain réussit à mettre en œuvre, à travers un procédé ludique, un mécanisme narratif original. Précisement, partant du fait que dans la tradition orthodoxe Noël représente également une sorte d’hommage aux ancêtres - « le soir de Noël, il faut aussi penser aux défunts », note le narrateur -, Pekic introduit dans son histoire « l’esprit de famille », une variante de « l’esprit des ancêtres », qui se manifeste toujours, d’après la légende, « lorsque la famille est menacée d’anéantissement ». Enfin, en se présentant comme un simple médium de ce bon esprit, de cet ange gardien, l’auteur s’octroie le rôle d’un narrateur omniscient, ce qui lui permettra de s’immiscer dans le corps et l’âme de nombreuses générations des Njegovan, en commençant par Siméon le Patron, le dernier « timonier de l’Argo » familial.

Ce « premier registre » du roman-fantasmagorie de Pekic n’est cependant qu’un point de départ, l’étape initiale du long périple argonautique des Njegovan. Espérons que l’éditeur Agone et la traductrice Mireille Robin auront suffisamment d’énergie et d’enthousiasme pour les accompagner jusqu’au bout dans leur quête de la toison d’or.


A voir également : La Toison d’or - Deuxième registre

SOUSCRIPTION A LA TOISON D’OR :

46 € pour les deux premiers tomes

Par chèque a l’ordre de Marginales :
Les Billardes - 04300 FORCALQUIER

Marginales en ligne : marginales.free.fr

Editions Agone : www.atheles.org/agone/latoisondor