Luan Starova

Le rivage de l’exil

|

C’est une histoire familiale compliquée que Luan Starova raconte de l’un à l’autre de ses romans. L’auteur est né en Albanie, quelques années avant le début de la Seconde guerre mondiale. Sa famille s’est exilée en Macédoine, sur l’autre rive du lac d’Ohrid. Luan Starova est un écrivain de Macédoine qui écrit et publie dans les deux langues qui forment son identité, l’albanais et le macédonien, mais il ne se reconnaît qu’une patrie : ce lac d’Ohrid, bordé sur sa rive macédonienne par certains des plus beaux et plus anciens monastères orthodoxes des Balkans, mais qui est pourtant devenu une frontière. Une frontière qui, « tel un mur balkanique, allait être un jour érigée pour durer plus longtemps et cacher plus de secrets que partout ailleurs dans la région ».

« Une famille de déracinés », l’expression revient souvent sous la plume de Luan Starova. Le besoin de racines que ressent tout être humain est exprimé par des objets symboliques : les clés des maisons que la famille a successivement occupées, et que la mère conserve précieusement, et la bibliothèque du père. « Les livres de mon père compensaient tout ce que le destin ôtait à la famille au moment des pérégrinations au caractère décisif qu’occasionnaient les guerres, les incendies, les inquisitions idéologiques ». Le père, qui a étudié le droit coranique à Istanbul avant de devenir juge socialiste à Skopje, a certes perdu bien des ouvrages, mais il a toujours réussi à sauver ses Livres Saints, vieilles et précieuses éditions de la Bible et du Coran.

Le stalinisme albanais a interdit durant longtemps tout retour vers le pays des origines, dont les nouvelles ne parviennent que sous la forme de télégrammes annonçant la mort des proches. À Skopje, « la grande ville au bord du fleuve », le Vardar, la famille reçoit la citoyenneté yougoslave, et les enfants adhèrent, les uns après les autres, à la Ligue des communistes du maréchal Tito. Le père se réfugie dans les livres, mais le narrateur ressent à son tour le besoin d’un départ. Ce sera le train pour Paris, alors que le père emmenait souvent les enfants à la gare, quand ils étaient petits, pour contempler le départ du Balkan Express, ce train mythique partant vers Istanbul, l’ancienne capitale.

Ancien ambassadeur, professeur de littérature française, Luan Starova est parfois critiqué par certains des siens, les Albanais de Macédoine, pour son opposition à toute forme de nationalisme. Il vient d’être élu à l’Académie macédonienne des Arts et des Sciences : c’est la première fois qu’un Albanais accède à cette institution, dans un pays toujours déchiré par le heurt des nationalismes.

Le livre de Luan Starova a l’immense mérite de rappeler que, derrière le maquis des frontières que l’histoire a tracé sur la carte des Balkans, se cache des espaces de civilisation façonnés par une histoire largement commune. Recevant l’autorisation de revenir en Albanie, au bout de cinquante ans, la mère rassure l’un de ses fils : « ne te fais de souci, mon petit garçon, au sujet de ta mère et des frontières… Toute ma vie n’a été qu’une frontière… »