Blog • En Krajina bosnienne avec les partisans

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À propos de Xavier Bougarel, Chez les partisans de Tito. Communistes et paysans dans la Yougoslavie en guerre (1941-1945), Paris, Non Lieu, 2023, 245 pages.

Kolo, région du Kozara, 2 août 1944
@ Musée d’histoire de la Bosnie-Herzégovine. Courtoisie des Éditions Non Lieu.

Après une plongée fascinante dans l’épopée « pittoresque » de La division Handschar, la Waffen-SS de Bosnie 1943-45 (2020) dont Xavier Bougarel nous proposait une histoire sociale hors des sentiers battus, il nous entraîne cette fois-ci avec lui sur les routes et chemins de la pointe nord-occidentale de la Bosnie après avoir écumé au préalable les archives locales, notamment celles du Musée d’histoire de la Bosnie-Herzégovine à Sarajevo et des Archives de la Republika Srpska à Banja Luka.

Derniers indispensables pour ce voyage dans le temps des partisans (1941-1945), les cartes. Une première série de cartes permet de visualiser le maillage territorial pour le moins complexe qui résulte du démantèlement de la Yougoslavie en plusieurs entités politiques. Rappelons brièvement : la Slovénie est partagée entre l’Allemagne et l’Italie, un État indépendant de Croatie (NDH) – comprenant la Croatie et la Bosnie actuelles – est créé, la Serbie est occupée par l’Allemagne et le Monténégro par l’Italie, le Kosovo est annexé par l’Albanie sous tutelle italienne, la Macédoine par la Bulgarie et la Bačka (Voïvodine) par la Hongrie. À cela s’ajoute le fait que les zones d’occupation militaires ne recoupent pas forcément les nouvelles frontières – ainsi le NDH est partagé zones d’occupation respectivement allemande et italienne. Naturellement, au fil de l’évolution de la Seconde Guerre mondiale ce tissu territorial gagne en complexité : « en Bosnie-Herzégovine, certaines bourgades changent ainsi de mains plus d’une dizaine de fois, et ne sont définitivement libérées que dans les derniers mois de la guerre. » Quatre cartes permettent de visualiser l’évolution des territoires libérés par les partisans de Tito pour les années 1941 à 1944, et ce, sur l’ensemble du territoire yougoslave.

Bienvenue en Krajina bosnienne, sorte de triangle constitué des régions de Cazin, Kozara et Dvar, avec Podgrmeč au centre. Le choix de ce territoire essentiellement rural, ancienne frontière militaire de 1699 à 1878 entre l’Empire ottoman et l’Empire austro-hongrois, s’explique du fait qu’il correspond au principal bastion du mouvement des partisans pendant toute la Seconde Guerre mondiale. Cette région « se prête donc bien à l’étude des institutions politiques locales et des formes de participation politique, d’activité économique et d’exercice de la justice mises en place » par les partisans à cette époque. Telle est donc l’approche à la fois politique et locale de Xavier Bougarel qui se démarque de nombre d’« auteurs yougoslaves de la période communiste [qui] se concentrent sur les dimensions militaires du conflit, [et] réduisent ses dimensions politiques à une simple histoire institutionnelle et négligent ses dimensions socio-économiques, ce qui est pour le moins étonnant de la part d’historiens marxistes. »

Le temps d’un livre, le séjour immersif est garanti par l’omniprésence des documents internes du mouvement des partisans qui « sont caractérisés par un vrai souci du détail et de l’autocritique » et « restent la source la plus riche et la plus fiable pour reconstituer les activités du mouvement des partisans dans les territoires libérés de la Krajina bosnienne. » À cette documentation viennent s’ajouter trois périodiques : l’organe du mouvement populaire de libération en Krajina bosnienne, Glas ; l’organe du Comité central du parti communiste, Proleter ; ainsi que l’organe du Front populaire de libération de la Bosnie-Herzégovine, Oslobođenje. Ces sources permettent à l’auteur de coller à son sujet et de se démarquer des historiographies tant communistes que postcommunistes. Xavier Bougarel propose cinq étapes abordant successivement : une exploration des stratégies adoptées pour gérer les rapports entre les communautés nationales et religieuses constitutives de la société bosnienne, un parcours des formes de mobilisation dans les territoires libérés, un arrêt sur image pour examiner le rôle du Parti communiste yougoslave (Komunistička partija Jugoslavije – KPJ) avant de poursuivre avec une analyse passionnante des pratiques économiques pour finir par une présentation du système judiciaire progressivement mis en place par les partisans.

Xavier Bougarel, Chez les partisans de Tito : communistes et paysans dans la Yougoslavie en guerre (1941-1945), Éditions Non Lieu, Paris, 2023, 256 pages, 18 euros

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Quelques coups de sonde pour inviter à se plonger dans ce livre. Le premier chapitre insiste sur la volonté des partisans de placer les trois communautés nationales sur pied d’égalité, sur le respect de chaque communauté et des religions respectives, ainsi que sur l’évolution des stratégies et institutions adoptées. L’adhésion aux partisans des différentes communautés nationales se déroule selon un rythme propre à chacune et est fonction d’un ensemble de facteurs : la répartition territoriale des différentes communautés, les conséquences des politiques génocidaires et l’évolution des rapports de force tout au long du conflit. Ainsi, si la communauté serbe joue un rôle prédominant, c’est par son poids démographique dans la région et sa réaction suite aux massacres commis par les oustachis. Concernant la communauté musulmane, l’approche chronologique permet de constater qu’« à la fin de l’année 1943, avec la capitulation italienne, la perspective d’une défaite de l’Allemagne et l’hégémonie croissante du mouvement des partisans, le ralliement de [cette] communauté […] prend une dimension massive. »

L’analyse minutieuse des évaluations internes rédigées par les partisans, des stratégies utilisées pouvant alterner entre tolérance, instrumentalisation et confrontation, ainsi que du fonctionnement des institutions mises en place par les partisans, permettent à l’auteur de conclure que « la réponse aux appels à rejoindre le mouvement populaire de libération varie donc largement d’une communauté à l’autre et, dans ce contexte, les appels à la fraternité des peuples yougoslaves connaissent eux aussi des difficultés à se concrétiser sur le terrain. » Bien évidemment, l’affirmation de cette fraternité revêt un intérêt stratégique au regard d’un pays alors fragmenté qu’il s’agissait de reconquérir pour en garantir l’intégrité territoriale et la souveraineté.

Le deuxième chapitre examinant les formes de mobilisation met en évidence le rôle des Comités populaires de libération ou comité national de libération (Narodnooslobodilački odbori – NOO) aux niveaux locaux, régionaux et provinciaux. L’approche chronologique permet d’apprécier l’évolution du rôle et du fonctionnement de ces comités qui, sur quatre ans, « passent du statut d’organisations politiques locales plus ou moins spontanées à celui d’organes d’un appareil d’État complexe, hiérarchisé et menacé de bureaucratisation. » L’auteur analyse les clivages entre les niveaux urbains et ruraux, ainsi que l’importance accordée aux jeunes – par le biais de la Ligue unie de la jeunesse antifasciste de Yougoslavie (USAOJ) – et aux femmes – par l’entremise du Front antifasciste des femmes (AFŽ). Une bonne connaissance du terrain permet d’éviter les affirmations péremptoires. Ainsi, concernant les femmes : les « différences de niveau de participation des femmes dans les centres de décision que sont le KPJ et les NOO d’une part, dans les organisations subalternes telles que l’USAOJ ou les brigades de travail d’autre part, incitent à nuancer la portée de l’émancipation que connaissent les femmes dans les territoires libérés. » D’une manière générale, l’auteur souligne l’approche pragmatique des partisans qui doivent veiller à élargir le Front populaire de libération à toute la population des territoires libérés tout en conservant le contrôle du mouvement de libération.

Dans le chapitre suivant consacré au rôle dirigeant du parti communiste, l’auteur évite tant la glorification que la diabolisation du Parti – tendances caractérisant par trop l’historiographie avant et après 1990. En synthèse : « le KPJ s’impose comme parti unique non seulement dans les institutions de l’arrière, mais aussi et surtout dans l’armée, comme l’illustre le fait que la plupart des membres de l’État-major suprême de l’Armée populaire de libération de Yougoslavie (NOVJ) sont également membres du Comité central du KPJ. À tous les niveaux de la hiérarchie militaire, le Parti nomme des commissaires politiques, et des cellules du Parti et de la SKOJ sont constituées dans toutes les unités de l’armée. » Ce qu’importe et que ne manque pas de souligner Bougarel est le rôle désormais central que jouent les paysans au sein du parti, alors qu’avant la guerre l’essentiel des membres appartenaient à la classe ouvrière ainsi qu’à intelligentsia. Sans entrer dans le détail des analyses de l’auteur, soulignons l’une de ses conclusions majeures : « Pendant toute la durée de la guerre, le KPJ affirme que sa priorité est la lutte populaire de libération et qu’il renonce à tout changement radical de société. Mais, manifestement, la formation politique qu’il donne à ses cadres reste celle d’un parti révolutionnaire ayant le marxisme-léninisme comme idéologie et l’Union soviétique stalinienne comme modèle. » Cette analyse diffère de celle proposée par Jože Pirjevec qui souligne dans son livre consacré à Tito combien ce dernier, et ce dès 1941, affirme systématiquement la spécificité de la voie yougoslave au socialisme.

Xavier Bougarel détaille comment le KPJ veille à la mobilisation politique et à l’éveil culturel de la population : « Cet effort de transformation de la société toute entière passe par différents vecteurs, de l’organisation de zbor [soit les rassemblements de masse] et de conférences plus restreintes à diverses activités culturelles, en passant par la diffusion de la presse et de la littérature partisanes. Il convient donc d’examiner ces multiples dimensions de l’activité du KPJ, qui contribuent grandement à sa position hégémonique dans les territoires libérés. » Lectures de journaux et de brochures des partisans, activités culturelles organisées dans des maisons de la culture viennent compléter un travail de formation mais aussi de propagande. Comme dans les chapitres précédents, l’auteur prend soin d’exposer comment les mesures et stratégies du parti sont étroitement liées à la situation politique des régions et localités chaque fois considérées et comment elles évoluent avec le temps.

Le quatrième chapitre aborde le thème capital de l’économie de survie : il est incontestable que le KPJ est parvenu à assurer, tant bien que mal, la survie du plus grand nombre dans un contexte de pénurie allant croissant. Rappelons qu’il s’agissait d’assurer le ravitaillement – notamment en nourriture – des troupes engagées aux combats ainsi que d’une population particulièrement vulnérable (familles de combattants, de réfugiés et de sans-abris). Dans ce contexte, les comités populaires de libération (NOO) ont été appelé à jouer un rôle économique capital dans le domaine clé de l’agriculture ainsi que dans les autres secteurs économiques. L’auteur détaille la création et le fonctionnement du Fonds populaire de libération chargé de rassembler la nourriture, les marchandises et les sommes d’argent collectées par les NOO – fonds subvenant aux besoins de la population, notamment aux militaires et réfugiés présents sur le territoire libéré. La gestion et donc la redistribution des ressources dépendent de différentes formes de travail collectif qui s’appuient « sur certaines formes traditionnelles de travail en commun lors de la moisson, appelées “moba” en Bosnie-Herzégovine », sur des pratiques du partage et de l’échange (de dons et du contre-dons), ainsi sur un système de contributions plus ou moins volontaires et de réquisitions forcées.

Les observations de l’auteur mettent à jour un « communisme de survie » en temps de guerre et le conduisent à affirmer que « dans sa globalité, l’économie morale instaurée dans les territoires libérés est étonnamment similaire à celle observée par James Scott en Asie du Sud-Est, qui repose d’une part sur un “droit à la subsistance” voulant que “tous les membres d’une communauté ont un droit présumé à vivre tant que les ressources locales le permettent”, et d’autre part sur un “principe de réciprocité” selon lequel “un cadeau ou un service reçu crée pour le bénéficiaire une obligation réciproque à rendre un cadeau ou un service d’une valeur au moins comparable dans un futur non déterminé” » – Bougarel cite ici James Scott, The Moral Economy of the Peasant. Rebellion and Subsistence in Southeast Asia (New Haven, Yale University Press, 1976). L’auteur conclut ce chapitre captivant en résumant l’évolution des pratiques économiques : « l’hégémonie croissante des partisans s’accompagne de l’émergence progressive de pratiques étatistes et confiscatoires, et de l’effacement de l’économie morale sur laquelle ont reposé pendant la guerre les rapports entre le mouvement des partisans et la population des territoires libérés. »

Le dernier chapitre dévolu à la justice est non moins important que le précédent. À nouveau, les comités populaires de libération (NOO) jouent un rôle clé avant que leurs fonctions judiciaires soient attribuées en 1944 à des tribunaux professionnalisés institués aux niveaux des municipalités, cantons et département. Le pouvoir des NOO est « de sanctionner le non-respect de leurs propres décisions (réquisitions de nourriture, travaux collectifs, etc.), de juger les petits délits (vols, trafics, bagarres, etc.) et d’arbitrer les conflits d’ordre privé (querelles de voisinage, divorces, successions, etc.). » Comme on peut l’imaginer, « les NOO ne s’appuient pas sur les lois de l’ancien Royaume de Yougoslavie mais sur leur propre conception de la justice, le droit coutumier et, à partir de novembre 1942, les décisions et les lois du Conseil antifasciste de libération populaire de la Yougoslavie (AVNOJ). »

Deux aspects méritent d’être mentionnés. Le premier révèle une conscience de légitimation et de reconnaissance internationale : « le mouvement des partisans s’efforce d’inscrire ses propres mesures judiciaires contre les occupants et leurs collaborateurs locaux dans le cadre des initiatives internationales pour la poursuite des criminels de guerre. » Le deuxième souligne que le rapport culpabilité individuelle / culpabilité collective est fonction d’une nécessaire adéquation avec le slogan « fraternité et unité ». C’est donc en toute logique que le rejet du principe de culpabilité collective domine : « le mouvement des partisans rejette toute idée de culpabilité collective des peuples musulman et croate, et insiste sur l’opposition entre “criminels oustachis” d’une part, “Musulmans et Croates honnêtes” d’autre part. » Si telle est la ligne officielle des partisans, sur le terrain la réalité est parfois autre, et l’auteur de constater que « l’attitude des partisans envers les villages musulmans et croates est donc plus ambivalente que ne le disent les proclamations officielles, et varie fortement selon les endroits et les circonstances. » Par conséquent, lorsque la situation politique et/ou militaire l’exige, des représailles collectives ou amnisties répétées ont lieu. De plus, le clivage urbain/rural en Krajina bosnienne explique que c’est plutôt en milieu urbain qu’exécutions sommaires et pillages ont lieu – les villes occupées étant qualifiées « dans de nombreux documents du mouvement des partisans (…) de “bastion oustachi” ou de “nid de criminels”. »

Au terme d’une enquête menée tambour battant dans les territoires libérés de la Krajina bosnienne, Xavier Bougarel présente ses conclusions. Si le KPJ « n’a jamais arrêté d’être un parti de type stalinien », l’auteur souligne que « le caractère fragile de son hégémonie, l’existence de divers adversaires militaires et politiques et la possibilité pour la population de se réfugier dans la passivité ou de passer à l’ennemi l’empêchent toutefois de mettre en œuvre son projet révolutionnaire de manière ouverte et immédiate. » D’où ce bilan : « Pendant la guerre se constitue donc un système politique original mais transitoire, dans lequel le KPJ n’a pas encore la capacité d’imposer sa volonté à la paysannerie et doit s’accommoder de ses préoccupations locales, de son économie morale, de sa religiosité. »

Concluons pour notre part avec ce regard autant pertinent que novateur que l’auteur jette sur les paysans qui vont bénéficier d’un processus de politisation ainsi que d’une ascension sociale rapide. Dans les pas de l’anthropologue Eric Wolf, Xavier Bougarel prend la mesure des mutations de la paysannerie et oppose « à l’idée d’un paysan immobile celle d’un paysan mobile, d’un paysan mobilisé, en un mot : un partisan. »

Pour aller plus loin :

Pirjevec, Jože, Tito. Une vie, Paris, CNRS, 2017. Collection « Biblis », 2024.
— Partizani, Zagreb, Srednja Europa, 2024 (la première édition slovène date de 2021)